Mon intérêt pour l’histoire et notamment l’histoire militaire est rentré en collision avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. J’ai lu ainsi un ouvrage de témoignages de combattants ukrainiens, un dialogue entre deux spécialistes de l’histoire militaire sur les opérations et un livre d’une sociologue qui s’intéresse au gouffre entre ukrainiens et russes. Je poursuis donc ce tour d’horizon avec un ouvrage consacré à l’histoire de cette armée russe, dont on a à peu près tous cru à tort qu’elle piétinerait son adversaire en quelques jours.
L’auteur va couvrir son sujet du début du 20e siècle jusqu’à l’été 2023. Si la première partie indique comme bornes chronologiques 1917-1946, elle démarre en fait avec la guerre russo-japonaise de 1905. Un conflit espéré rapide par la Russie et qui durera finalement un an et demi, se soldant par une défaite humiliante. De cet échec nait une première vague de réflexions et un début d’évolution de l’armée russe. Mais tout est ensuite chamboulé par la première guerre mondiale, pendant laquelle toutes les armées vont essayer de se réinventer pour faire face à de nouveaux défis.
Après une nouvelle défaite puis une période de guerre civile où l’armée éclate et se reforme en armée soviétique, arrive l’entre-deux-guerres. Un moment qui va voir émerger la grande innovation en terme de pensée militaire qui marquera la seconde guerre mondiale. Non, pas la blitzkrieg (qui d’après Karl-Heinz Frieser relève plutôt du mythe) mais l’art opératif. Puis on passe à la grande heure de gloire de l’Armée Rouge : la lutte contre l’Allemagne nazie, plus connue là-bas sous le nom de Grande Guerre Patriotique. Une partie qui représente finalement moins de cinquante pages, soit un petit dixième de l’ouvrage.
Je trouve que cette proportion est intéressante et montre bien que l’ouvrage ne se focalise pas trop sur la partie la plus connue de l’histoire de l’armée russo-soviétique. La période de la Guerre Froide représente un volume à peu près équivalent à tout ce qui précède dans l’ouvrage. C’est un moment où l’armée soviétique cherche à se configurer pour un grand affrontement qui ne viendra jamais. Pas que cette armée reste indéfiniment l’arme au pied, puisqu’arrivera finalement le bourbier afghan. L’auteur parle bien des évolutions en terme de doctrine, notamment du rapport fluctuant à l’arme nucléaire.
La période 1991-2014 est aussi riche et bien détaillée par Boris Laurent. Outre les deux guerres de Tchétchénie et la très courte guerre face à la Géorgie, l’auteur parle de la déliquescence d’une armée que l’on voyait comme la meilleure du monde, puis de sa renaissance. Une période où l’on voit surgir de nouvelles réformes et des ambitions de retour à une puissance de premier plan… et où la mise en pratique de tout ça donne, un peu faussement, l’impression que ça fonctionne.
Enfin, la dernière partie de l’après 2014. En commençant par l’occupation de la Crimée, puis le début de la guerre en Ukraine, dont l’auteur rappelle bien qu’elle dure depuis 2014 et non 2022. Il présente aussi l’expédition en Syrie, qui a montré une réelle efficacité de cette armée (chose que l’actualité au moment où j’écris ces lignes pourrait bien remettre en question). Cette dernière phase se termine vers l’été 2023, après un an et demi de guerre à haute intensité en Ukraine, l’auteur ne pouvant lire l’avenir.
L’ouvrage est assez épais et pourtant l’auteur ne s’étale pas tant il y a matière à traiter. Les opérations militaires sont décrites succinctement mais suffisamment pour qu’on en comprenne les grandes lignes. Ce qui permet d’observer les résultats (ou leur absence) des évolutions de cette armée et les motivations derrière les réformes successives entreprises. Au final, c’est un siècle de hauts parfois glorieux et de bas calamiteux, entrecoupés d’errances, de réflexions, de recherches et de doutes que nous raconte l’auteur. Et ce passé éclaire un peu le présent.
Histoire de l’armée russe
de Boris Laurent
éditions Nouveau monde
517 pages, plus cartes et bibliographie (grand format)