J’ai parlé récemment sur ce blog de la série Le génie des alpages, qui fut l’une de mes portes d’entrée dans le genre de l’absurde. L’autre grande œuvre marquante de ce genre dans mon parcours personnel, fut Philémon, créée par Fred. Comme je viens d’en finir une relecture, voici l’occasion d’en parler un peu.
Philémon est une série créée en 1965 dans l’hebdomadaire Pilote et met en scène un adolescent du même nom qui assiste à des phénomènes un peu étranges près de sa maison. Mais c’est à la troisième aventure, Le naufragé du A, que la série trouve vraiment ce qui va la propulser dans la légende de la bande-dessinée : le monde des lettres de l’Atlantique. Un univers onirique dans lequel les fameuses lettres que l’on voit sur les cartes existent réellement en tant qu’îles au milieu de l’océan. Philémon va faire de nombreux aller-retours entre notre monde et l’autre, notamment pour essayer d’aider Monsieur Barthélémy, puisatier disparu pendant des décennies et qui souhaite retrouver le A de l’Atlantique sur lequel il avait passé tout ce temps.
Comme vous pouvez le constater, y a du délire. Pourtant, cette présentation n’est pas à la hauteur de ce que propose la série en la matière. Fred fait bien partie de ces artistes dont on peut se demander légitimement ce qu’il consommait pour trouver l’inspiration. Pourtant, il n’y a peut-être rien d’autre qu’une capacité à voir du merveilleux dans tout et n’importe quoi. Car cette série regorge de trouvailles et de créations tout droit issues d’une interprétation tantôt au pied de la lettre, tantôt de biais, de noms ou d’expressions courantes. Et ça foisonne, on en trouve dans tous les albums et à quasiment toutes les pages. Avec parfois des jeux de mots que ne renierait pas un Goscinny.
Visuellement, c’est aussi épatant et délirant. Fred ne se limite pas au gaufrier classique et fait se promener ses personnages dans tous les sens. Jusqu’à les faire sortir des cases, à leur faire voir ce qu’il se passe dans la vignette du dessous ou sur la page suivante. Les décors sont parfois bourrés de petits détails. L’auteur nous propose aussi souvent des lieux dont l’apparence est fluctuante, des environnements dont la topologie n’est clairement pas fixe. Et ça aide bien les protagonistes à progresser dans l’intrigue, dont ils semblent parfois avoir conscience qu’elle ne peut pas rester statique. Ça contribue aussi beaucoup au caractère onirique de cet univers que fait vivre l’auteur.
Une variation qu’on voit aussi s’exprimer à chaque nouvelle histoire et chaque franchissement entre les deux mondes. Car s’il semble n’y avoir que peu de règles dans cet univers, il en existe au moins une : on ne peut pas aller deux fois dans le monde des lettres de l’Atlantique par le même chemin. Ceci impose donc un renouvellement permanent et c’est toujours un plaisir à voir.
Fred a su peupler sa série de personnages marquants et attachants. On a d’abord bien évidemment Philémon, le personnage éponyme, adolescent gentil et plein de bonne volonté, un peu candide et qui se retrouve embarqué dans ces aventures parfois un peu contre son gré. On a Anatole, son âne qui bien souvent est là au début et à la fin, cherchant des chardons et se faisant régulièrement réprimander par les hérissons. On a ensuite Monsieur Barthélémy, le fameux puisatier qui veut tant retrouver son A de l’Atlantique. Obstiné, parfois déprimé devant la succession d’échecs puisqu’il fini invariablement par revenir dans notre monde. On a aussi Oncle Félicien, sorte de sage, connaissant les nombreux moyens de franchir la barrière entre les mondes. Enfin, on a le père de Philémon, homme dont l’incrédulité pourrait servir de fondation à des montagnes et qui aimerait bien que son fils arrête de lui inventer des histoires toutes plus tordues les unes que les autres.
J’aime beaucoup cette série. Elle a été une lecture vraiment marquante de mon enfant et de mon adolescence et en la relisant, je retrouve parfois des sensations qui semblent tout droit sorties d’il y a plus de trente ans. Une époque où j’ai lu une bonne partie de cette série directement dans la librairie de la petite ville de province où j’ai grandi. J’aime le côté parfois absurde de ce monde incroyable, avec souvent des personnages vantant l’importance ou le respect de règles absconses. J’aime ces protagonistes sympathiques et qui sont souvent embarqués malgré eux dans d’improbables aventures. J’aime le jeu sur les codes de la bande-dessinée, avec des choses aussi tordues qu’un numéro de planche qui s’exprime. J’aime l’aspect coloré, joli à voir, plein de détails, comme en mouvement, de ces planches que je ne me lasse pas de regarder. J’aime la poésie qui se dégage de ces récits.
Fred a travaillé sur cette série jusqu’au milieu des années 1980, produisant en tout une quinzaine d’albums, avant un hiatus de près de trente ans. Puis il reprend son ouvrage et en livre une conclusion sous forme d’un seizième volume, publié quelques semaines avant son décès. Merci.
Philémon
de Fred
éditions Dargaud
16 albums de 37 à 73 planches ou 3 intégrales (reprenant les 15 premiers volumes) de 250 pages
Ah oui, quelle série 🤩 (dont tu parles très bien) ! J’en garde un merveilleux souvenir et, comme toi, je devrais la relire ( d’autant que je l’ai précieusement conservée dans ma bibliothèque).
Je l’ai relu par le biais des intégrales, plus le seizième volume. Et ça m’a fait du bien de prendre toujours autant de plaisir à relire un vieux truc de mon enfance. 🙂