Stèles, de Yang Jisheng

Lorsque je souhaite lire un ouvrage sur un sujet historique, j’espère toujours arriver à trouver le « bon » ouvrage, celui qui me semblera bien construit, assez documenté, etc. Bref, je souhaite lire un livre sérieux sur le sujet en question. Parfois, je recherche un peu activement et d’autres fois je tombe un peu par hasard sur un titre qui correspond à l’un des sujets d’intérêt sur lesquels je n’ai pas encore lu. Ce fut le cas pour Stèles, de Yang Jisheng, qui traite de la grande famille en Chine de 1958 à 1961, consécutive au Grand Bon en Avant.

Au contraire de la plupart des ouvrages historiques que je lis, l’auteur est ici un témoin direct des événements. Jisheng à 18 ans quand la famine commence et il y perdra son père l’année suivante, comme des dizaines de millions d’autre chinois (les estimations varient d’un historien à l’autre, l’auteur parvient de son côté au chiffre de trente-six millions de victimes). Quarante ans après les faits, il a voulu comprendre ce qu’il s’était passé et pourquoi.

L’édition française de l’ouvrage est une version abrégée, avec l’accord et la supervision de l’auteur. Un certain nombre de chapitres s’intéressant à des provinces en particulier ont été supprimé et cette version en conserve donc quatre et résume les autres en un cinquième chapitre. Malgré cette réduction du texte, on reste avec un ouvrage qui fait près de huit cents pages, ce qui en fait un joli pavé. Les traducteurices ont aussi ajouté un certain nombre de notes de traduction, essentiellement pour présenter des figures historiques qui pour la plupart sont inconnus en France.

Jisheng montre bien la mécanique qui partant du Grand Bond en Avant va mener à cette catastrophe. On voit clairement comment l’incapacité à contredire Mao et de façon plus générale l’impossibilité pour chaque étage de la structure administrative de contredire l’étage supérieur ont fortement contribué au déclenchement de la crise mais aussi à son aggravation. Car non seulement cette famille n’était pas une fatalité mais il aurait en plus été possible pour le pouvoir politique de prendre des mesures permettant de corriger rapidement la situation. Mais cela aurait demander d’admettre que la politique promu par Mao était mauvaise.

Pour qui a déjà lu sur d’autres phénomènes d’emballement au niveau du pouvoir, comme les grandes purges staliniennes, on reconnait assez bien la mécanique. Chacun tente de faire plus que les autres pour faire montre de sa « pureté » idéologique… enfin, chacun prétend faire mieux. Car le mensonge est partout dans cette histoire. On ment sur les récoltes faites, on ment sur la gravité de la situation, etc. Il est par moment douloureux de réaliser à quel point des gens ont pu s’aveugler et aveugler autrui pour ne pas reconnaître qu’ils avaient tour et que le système auquel ils participaient se plantait gravement. Et j’ai beau savoir que l’on peut refuser de voir les évidences les plus flagrantes, notamment dans des régimes comme celui de la Chine de Mao, je suis toujours effaré que l’on ait pu mentir dans de telles proportions sur le rendement des récoltes. Les chiffres produits par les différentes communes pour leurs parcelles « record » sont tout simplement démentielle : même en empilant dix centimètres de grains sur le sol on n’atteindrait pas ce niveau. Et le mensonge va jusqu’au bout : puisque la réalité de la récolte ne cadre pas avec les annonces, on accuse les paysans de cacher le reste. Donc on les harcèle, on les maltraite, voire on les tue… et ensuite on ment sur le volume des saisies de grains cachés puisque ce grain n’existe pas. La boucle est bouclée.

L’auteur propose de très nombreux extraits d’autres ouvrages et de témoignages. Si cela fait gonfler le volume de texte global, je trouve que ça l’avantage de bien montrer que la situation n’a pas été simplement le fait de quelques individus. On mesure au contraire l’ampleur de la catastrophe, ainsi que son aspect systémique. Tous et partout sont touché par l’événement. La multiplicité des témoignages que produit Jisheng permet notamment de comprendre que les phénomènes les plus graves, comme le cannibalisme, n’ont pas été des occurrences isolées mais au contraire très répandu. A ce propos, je tiens à souligner que la lecture de l’ouvrage peut être difficile sur ce plan. Les détails à propos du cannibalisme peuvent être insoutenables : les témoignages sont nombreux, détaillés, on a les noms de certaines victimes, ceux de certains « coupables » (difficile de qualifier ainsi des gens qui sont eux-mêmes victimes d’une famine atroce), les méthodes, etc. Cependant, je n’ai pas perçu l’intention de l’auteur comment étant de choquer gratuitement son lectorat mais de bien faire comprendre à quel point ce phénomène a été répandu à cette occasion. On retrouve aussi des passages difficiles à lire à propos de la malnutrition, de l’agonie des affamés, des privations et punitions imposées par un encadrement idéologique en pleine folie. Si l’on est très sensible aux injustices que subissent parfois les personnages de fiction (c’est mon cas), la lecture de Stèles peut faire particulièrement mal.

L’ouvrage aurait pu être nettement moins épais tout en soulignant clairement les causes et les conséquences ce drame. Notamment en faisant l’économie des nombreux extraits de témoignages. Mais cela aurait été à contresens de l’intention de l’auteur qui souhaite avec ces Stèles honorer la mémoire des nombreuses victimes de cette famine. De plus, je trouve que cela rend bien plus tangible les faits qu’une simple énumération de chiffres. On voit bien que derrière ces données se trouvent des êtres humains qui ont souffert et pour beaucoup en sont mort.

Au-delà de la famine elle-même, Jisheng dénonce la collectivisation forcée et totale qu’a tenté de mettre en place le régime avec le système des communes. Il ne s’agissait pas seulement de collectiviser les terres mais aussi tout le reste. Ainsi, on a essayer de briser les structures familiales, on a forcé les gens à se regrouper dans des cantines qui monopolisaient l’intégralité du matériel de cuisine, rendant ainsi impossible à chacun de compléter une ration insuffisante par un peu de cuisine à domicile, etc. Et gare à ceux qui ont essayer d’échapper à ce système.

Bref, Yang Jisheng livre une peinture détaillée, des plus hautes sphères jusqu’aux gens d’en-bas, de cette catastrophe d’une ampleur probablement inégalée dans l’histoire. De sa cause, une idéologie appliquée dans compromis et sans soucis de la réalité, à ses conséquences, une famine catastrophique et les atrocités liées, l’auteur dresse bien tout le parcours qui mène de l’une aux autres. L’ouvrage est épais car plein de témoignages, ce qui correspond au projet de l’auteur : honorer la mémoire des victimes. Ce Stèles est une lecture indispensable pour qui voudra comprendre cette famine, avec son lot de chiffres et de statistiques sans jamais perdre de vue l’humain qui en souffre derrière. Yang Jisheng a depuis publié un autre ouvrage sur la Révolution Culturelle, une autre période très violente de l’histoire chinoise récente. Il est d’ors et déjà dans ma liste « à lire ».

Stèles (墓碑)
de Yang Jisheng
traduit par Louis Vincenolles & Sylvie Gentil
éditions Points
792 pages, plus chronologie et notes (poche)

Retour au sommaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *