Interview de David Brin

A l’occasion de la publication en France de son dernier roman en date, Existence, j’ai posé quelques questions à David Brin qui a eu l’amabilité d’y répondre. (La traduction de cette interview est personnelle, j’espère qu’on saura donc me pardonner les possibles erreurs qu’elle contiendrait.)

L’Affaire Herbefol – Commençons par le commencement. Vous êtes un auteur de science-fiction mais aussi un scientifique. Qu’étiez-vous en premier ? Un scientifique ou un auteur ?

David Brin – On nous dit que les arts sont le summum des réalisations humaines. Effectivement, ils sont importants pour l’esprit… mais chaque civilisation humaine a eu ses arts. Elles ont toutes connu la peinture, la musique, la danse et les récits. Je viens d’une famille d’écrivains et de musiciens. Il a toujours paru évident pour moi que je raconterai des histoires, avec un certain succès. Et pourtant, très tôt j’ai réalisé que, aussi magnifique et inspirant que tout cela pouvait être, ça ne suffisait pas. L’art seul ne rend pas les gens meilleurs. Ça rend la douleur soutenable ! Mais ça ne résout pas les problèmes.

C’est pour cela qu’une bonne partie de l’art – y compris la narration – consiste à inventer des choses ! En d’autres mots, à mentir. De beaux et vibrants mensonges. De magnifiques mensonges. Mais des mensonges tout de même. C’est à ce moment que je me demandais, y avait-il qui que ce soit essayant de trouver ce qui était réel ?

Puis j’ai compris. Chaque civilisation a des professionnels dévoués aux rêves et aux merveilles… mais une seule a eu une classe entière de travailleurs compétents dédiés à la recherche de ce qui était réel et qui ne l’était pas, malgré toutes les idées préconçues. Les scientifiques. La science est dépeinte comme guindée, méticuleuse, ennuyeuse et étroite d’esprit. Les arts sont représentés comme hauts, nobles, démesurés et spirituellement épanouissant. C’est plutôt amusant. Ceux qui font ce portrait convaincant sont… des artistes ! Auteurs, acteurs et consorts. Évidemment, ils représentent leur propre domaine comme merveilleux et la science comme indigeste, au mieux.

Et pourtant, nous nous sommes élevés pour la première fois pour devenir une civilisation qui comprend la différence entre réalité subjective et objective. Ce que nous percevons comme vrai contre ce qui l’est réellement.

J’ai décidé que je voulais les deux. Je veux apprendre à découvrir ce qui est vrai… et pourtant aussi apprendre à raconter des choses fantastiques (en fait, tous les grands scientifiques ont des loisirs artistiques.) Ce ne sont pas des choses opposées ! Quiconque le prétend est un menteur et un imbécile.

AHJusqu’au cœur du soleil fut votre premier roman publié. Faites-vous partie de ces chanceux qui ont été publié aussitôt ou avez-vous dû faire face à de nombreux refus (comme Frank Herbert avec Dune) ?

DB – J’ai bien pris mon temps pour me préparer. J’ai fait de l’écriture ma passion et mon passe-temps mais je n’étais pas pressé. Donc j’ai fait des ateliers d’écriture et j’ai reçu des critiques. Et quand j’ai soumis mon premier roman, il était apparemment prêt. Le premier éditeur a fait une très bonne offre.

AH – C’est aussi votre première œuvre dans l’univers de l’Élévation. Est-ce vous saviez depuis le début que vous écririez d’autres livres dans le même univers ?

DB – L’univers de l’Élévation décrit la lutte désespérée de l’humanité pour sa survie dans un cosmos dangereux… et de quelle façon nous pourrions nous en sortir en prenant quelques partenaires avec nous pour ce voyage. L’intelligence artificielle est une des voies par lesquelles nous pouvons accroître la diversité de notre civilisation. Mais dans cette série, j’ai décrit que nous y étions parvenus en stimulant l’intelligence de quelques-uns de nos compagnons sur la planète Terre.

Les dauphins et les grands singes – particulièrement – semblent coincés sous un « plafond de verre » qui limite leur capacité à parler, à débattre, à créer, à utiliser des outils, à inventer et à faire partie de la culture terrienne. Mais si nous, la première espèce sur Terre à traverser le vaste gouffre de la sapience, nous nous retournions et tendions la main à d’autres ? Transmettre le don (qui parfois menace d’être une malédiction) d’un esprit pleinement éveillé ?

A quel point notre culture et notre civilisation s’enrichirait, si de nouvelles voix, pensées et poésies étaient engendrées par des cétacés « éveillés » ? Par des grands singes éloquents ?

Il y avait de façon évidente d’autres histoires à raconter dans ce contexte.

AH – Votre deuxième roman, Marée stellaire, a remporté de nombreux prix dont le Hugo, le Nebula et le Locus (rejoignant ainsi des livres tels que Les dieux eux-mêmes d’Asimov, Rendez-vous avec Rama de Clarke ou Les dépossédés de LeGuin). Était-ce plus difficile ou différent d’écrire de nouveaux romans après cela ?

DB – Pas du tout. Je me sentais pleinement revigoré par le fait que tant de gens demandaient mes histoires.

AH – Ensuite vous êtes passé au post-apocalyptique avec Le facteur, dans lequel vous jouez avec l’idée de la recréation de liens entre les individus et les communautés. Est-ce que la communication est l’une des bases de la civilisation ?

DB – J’ai grandi à une époque où l’on s’attendait à une oblitération nucléaire à tout moment. Beaucoup trop d’auteurs et de réalisateurs utilisent l’apocalypse comme une excuse pour raconter des histoires paresseuses. Ils répètent les mêmes clichés encore et encore. Tout survivant devrait être soit méchamment violent soit un mouton impuissant. Mais il me semble que nombreux serait ceux qui n’auraient envie que d’une seule chose, de jour, de nuit et en rêve.

La civilisation. Ce que nous avions et comment le recréer. Je voulais écrire une histoire qui soit en fin de compte à propos du mot le plus sacré de tous : la citoyenneté. Comment, même dans les profondeurs de la ruine et du désespoir, quantité de survivants y penserait, le voudrait et en rêverait. Et que peut-être tout ce qu’il faudrait ce serait le bon moment et la bonne personne pour donner espoir…

AH – En 1986, juste à temps pour le passage de la comète de Halley, vous publiez Au cœur de la comète, co-écrit avec Gregory Benford. Était-ce un défi de travailler avec une date limite non négociable (la comète ne vous attendrait pas) ?

DB – Je travaille rarement à partir d’une simple esquisse. Peut-être que je devrais, car Greg Benford et moi-même avons collé à un plan minutieux dans Au cœur de la comète et ça a très bien fonctionné : un mélange de hard science et d’aventure avec de l’art et des spéculations sur l’histoire et même la religion. J’ai aussi écrit Le triomphe de Fondation depuis une esquisse. Il complétait le grand univers des robots et de Fondation d’Isaac Asimov, réglant ainsi les derniers détails.

AH – Comment est-ce de travailler avec un autre auteur, vous organisez-vous différemment ?

DB – La science-fiction comprend beaucoup de collaborations, pour une raison : parce que nous sommes presque religieusement dévoués à l’Histoire. Évidemment, comme tous les artistes nous avons des égos énormes. Et ces égos s’entrechoquent souvent. Mais quand deux créateurs se soucient plus du résultat, du produit – une histoire qui ait une forme, du drame, une texture et des personnes qui évoluent et changent – alors les besoins de cette histoire peuvent surpasser l’égotisme.

Autre facteur : le fait que beaucoup d’auteurs de science-fiction ont travaillé dans d’autres domaines – comme la science – où la collaboration est une chose normale. On peut amener ces pratiques dans l’art… bien que ce ne soit jamais trivial ou facile.

AH – En 1990, vous publiez Terre, un livre dont l’action se passe presque cinquante ans dans le futur. Nous sommes maintenant à mi-chemin de cet avenir. Que ressentez-vous face aux choses que vous avez correctement prédites (comme la façon dont les gens utilisent Internet) et les autres (l’Union Soviétique n’existe plus, ni les navettes spatiales) ?

DB – Dans Terre, il y a des pages web avant même qu’il existe un Web. Cela prédit l’ascension de la Chine et un monde noyé sous les touristes chinois. Les lunettes Vérivision portées par certains personnages sont prémonitoires des lunettes à réalité augmentée/virtuelle que l’on trouve aujourd’hui. Tout ça en 1989. Certains de mes fans ont créé un wiki qui répertorie les prédictions et le « score » est plutôt élevé…

…mais il y aussi les prophéties ratées. Je pensais que d’ici maintenant de nombreux pays développés auraient déclaré des hostilités ouvertes avec la Suisse et les autres paradis fiscaux, afin de récupérer les centaines de milliards de dollars de biens volés par les kleptocrates (la guerre helvétique). Cela peut toujours arriver mais on dirait qu’il y a moins de courage que je ne l’espérais.

AH – En 1995, vous revenez dans l’univers de l’Élévation avec la trilogie de l’Élévation (publiée en français en cinq volumes sous le titre Rédemption). Quel effet cela vous a fait de revenir dans un univers que vous aviez déjà exploré ?

DB – La seconde trilogie de l’Élévation a des supporters spéciaux et fanatiques… tout comme la seconde trilogie de Fondation. Malheureusement, il n’a pas de personnage dauphin avant le deuxième livre et je suppose que c’était une erreur. Cela aurait amené plus de lecteurs !

AH – En 1999, vous participez à une trilogie de romans dans l’univers de Fondation, avec Gregory Benford et Greg Bear. Comment avez-vous travaillé ensemble sur cette trilogie ?

DB – La seconde trilogie de Fondation a été un grand plaisir. Il nous a été demandé par les héritiers d’Isaac Asimov de terminer sa série, en se basant sur les pistes qu’il avait laissés derrière lui. Chacun de nous a écrit un roman qui peut être lu séparément ou avec les autres. Ils partagent des éléments mais peuvent fonctionner seuls.

Le roman de Greg Benford se passe alors que le personnage d’Hari Seldon est un jeune homme. L’aventure a une voix différente de celle d’Isaac, mais c’est sympa. Fondation et chaos de Greg Bear a une voix très proche de celle d’Asimov et c’est un roman policier dense avec un Hari Seldon à l’âge mûr.

Mon livre, Le triomphe de Fondation, propose la dernière aventure d’Hari Seldon, après qu’il ait lancé la fameuse Première Fondation.

AH – Est-ce que cela a représenté un défi particulier d’écrire dans un univers créé par quelqu’un d’autre, en particulier quelque chose d’aussi célèbre que Fondation ?

DB – J’ai essayé (peut-être avec ambition) de mettre en accord les détails laissés par Isaac dans plus d’une dizaine de livres, des indices qu’il a laissé dans des endroits aussi obscurs que Tyrann ou Cailloux dans le ciel. Il s’avère que les pistes sont tellement consistantes et pointent toutes dans la même direction que… Bref, je peux dire que Janet Asimov a aimé et approuvé la façon dont je boucle la boucle.

AH – En 2002, vous publiez Le peuple d’argile. Dans ce livre, vous proposez une solution à certains problèmes (pas assez de temps et trop de choses à faire) ce qui créé ses propres problèmes. N’est-ce pas spécifique à la science-fiction de proposer des solutions mais aussi les problèmes potentiels que ces solutions peuvent créer (comme les lois de la robotique d’Asimov) ?

DBLe peuple d’argile a peut-être été le livre le plus « fun » que j’ai écrit et que mes lecteurs ont lu. Il met en scène un vœu fou qu’a chacun de nous, en un jour chargé, de pouvoir se démultiplier. Que l’on puisse se diviser en plusieurs nous-mêmes, être en plusieurs endroits en même temps et faire tout ce qui doit être fait. En offrant ce don à des gens d’un futur imaginaire, je voulais voir comment les gens avec différentes personnalités et motivations en feraient usage. Ah, que nous sommes une espèce variée !

AH – En 2012, vous publiez Existence. Une nouvelle fois, vous sautez de quelques décennies dans le futur et comme dans Terre vous montrez à quoi l’avenir pourrait ressembler. Était-ce différent d’imaginer ce futur que lorsque vous écriviez Terre, à la fin des années 1980 ?

DBExistence et Terre forme un diptyque – ma série pour « grandes personnes ». Les histoires sont différentes. Existence est propulsée par un scénario de premier contact très étrange, dont je puis vous garantir que nous ne l’avez vu nulle part ailleurs. Sa mise en scène de la réalité augmentée est de la dernière actualité. Les deux romans tentent de montrer des contrastes d’espoir et de désespoir, de terreur et d’ambition confiante, qui seront les caractéristiques essentielles de tout avenir.

AH – Il s’est passé dix ans entre la publication d’Existence et celle de votre précédent roman. Avez-vous eu des difficultés à l’écrire ?

DB – Oui.

AH – Le paradoxe de Fermi est l’un des principaux sujets de ce roman. Vous avez déjà écrit des nouvelles sur ce sujet et habituellement les auteurs utilisent une seule solution de ce paradoxe par texte (Stephen Baxter a même écrit une trilogie complète pour présenter trois solutions différentes). Vous avez préféré nous montrer de multiples solutions dans Existence. Une raison particulière à ce choix ?

DB – J’explore le thème du SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence – Recherche d’une intelligence extra-terrestre) et j’écris à ce sujet depuis trente ans. J’ai catalogué près d’une centaine d’hypothèse proposées par de nombreux intellectuels, au pourquoi du semblant de notre solitude. Une solution particulièrement effrayante est proposée dans le roman de Cixin Liu The Dark Forest (deuxième volume d’une trilogie dont le premier roman, Le problème à trois corps, a été publié dans la collection Exofictions en 2016).

Je trouve difficile, après toutes ces études sur le problème, de ne finalement en proposer qu’une seule. Je voulais que le lecteur ou la lectrice en ait pour son argent !

AH – Jusqu’ici, on a imaginé des centaines d’explications au paradoxe de Fermi. Pensez-vous que la réalité peut correspondre à quelque chose que personne n’a encore imaginé ?

DB – Bien sûr, c’est possible. Je penche personnellement vers l’explication à propos de la vraisemblance du niveau de sapience humain. Plus j’en apprends et plus je suis étonné de l’intelligence que notre espèce a acquise et de la vitesse à laquelle cela s’est fait. Cela a peut-être été rare. Mais j’estime cette théorie à seulement un pourcent environ au-dessus des autres. De nombreuses autres explications sont très plausibles.

AH – Il y a quelques années, il y a eu une discussion au sein de la communauté SETI à propos du danger à émettre des messages alors que nous ne savons pas qui peut écouter. Comment vous placez-vous sur ce sujet ?

DB – Je n’ai pas peur d’une invasion extra-terrestre et autres scénarios idiots. Mais au moins une vingtaine de scientifiques éminents ont protesté, voire démissionné de commissions du SETI international en signe de protestation contre des efforts ridicules pour émettre un « message aux extra-terrestres » (METI en anglais). Cette petite communauté de zélotes prévoit de le faire sans jamais soumettre leurs plans à l’examen d’autres savants ou du public, en débat public. Ils font des suppositions – comme le fait qu’il est déjà trop tard ; les ETs sont déjà au courant pour nous – qui sont manifestement fausses et ils refusent de tester ces suppositions. Pire, ils veulent parier le futur de nos enfants en se basant sur leurs suppositions insouciantes. Ce n’est pas de la science, c’est du fanatisme.

Pour en savoir plus : http://www.davidbrin.com/meti.html (lien en anglais)

AH – Dans Existence, vous montrez une nouvelle façon de pratiquer le journalisme, où une part de l’audience peut aussi faire partie de l’enquête. Est-ce que vous pensez qu’il y a quelque chose à changer dans la façon de travailler actuelle des médias (en particulier vu le Brexit et l’élection présidentielle américaine et la façon dont les médias ont couvert ces sujets) ?

DB – L’expansion du journalisme pour inclure le public est une bonne chose. Le déclin du journalisme professionnel est un autre sujet, très préoccupant. Dans Existence, j’envisage la possibilité que l’amateurisme peut s’épanouir tout en gardant un professionnalisme sain.

AH – Dans Existence, tout comme dans Terre, vous proposez quantité d’idées sur lesquelles réfléchir. Entre autres, il y a quelque chose à propos de la peur des IA (intelligence artificielle) devenant folles, façon Skynet. L’idée que vous proposez à ce sujet est un peu similaire à celle qu’adopte Harold Finch avec la Machine dans Person of Interest (je suppose qu’Harold a dû lire vos livres). On dirait que vous n’aimez pas l’idée de l’IA maléfique, pourquoi ?

DB – Nous allons regarder le dernier épisode de Person of Interest ce soir, alors pas de spoilers ! C’est une belle série. Avertir de dangers est le premier devoir de la science-fiction… La SF d’Orwell a aidé à empêcher des tyrannies, Dr. Folamour a contribué à éviter la guerre nucléaire et Soleil Vert a permis d’apprendre à tous à devenir écologiste. Donc les récits alarmants sur les IA sont valables… mais à Hollywood ils peuvent aussi être exagérés ou trop simplistes. Par exemple, je m’inquiète plus de l’émergence d’une IA rebelle parmi les programmes de trading du marché boursier que des militaires !

Je crois que la solution sera d’avoir beaucoup d’IA ! Et de leur demander de garder un œil les unes sur les autres, de façon compétitive. C’est de cette façon que l’on a gardé le contrôle sur les anciennes versions des IA… les seigneurs, les rois et les églises.

AH – A côté de vos romans et de vos nouvelles, vous avez aussi travaillé sur quelques comics, comme D-Day Le jour du désastre/Les mangeurs de vie. Êtes-vous un grand lecteur de comics ?

DB – J’ai grandi avec les comics bien sûr et j’admire particulièrement la façon dont les français ont milité pour que la Bande-dessinée soit traitée comme une forme d’art noble. Quand nous vivions à Paris, ma femme et moi aimions lire Les passagers du vent.

AH – Certains de vos livres se passent dans un futur proche et réaliste alors que votre série de l’Élévation est un space opera dans un futur plus distant et a un côté plus incroyable. Est-ce que vous faites consciemment la bascule entre ces deux genres de science-fiction ?

DB – Bien sûr. Elles requièrent différents « esprits ». Heureusement, je suis fou et j’en ai plein !

AH – Il arrive parfois que les auteurs doivent laisser une histoire inachevée et commencer à écrire autre chose. Est-ce que cela vous est arrivé et est-ce difficile de reprendre à zéro ?

DB – Oui, aux deux questions.

AH – Dans vos livres, vous remerciez quantité de gens dont d’autres auteurs de SF. Chose que l’on trouve chez beaucoup d’autres auteurs du genre. Est-ce que la science-fiction est similaire à la recherche scientifique : un endroit où l’on ne peut pas réellement travailler seul et où l’on a besoin de débattre d’idées avec ses collègues ?

DB – Pas seulement des experts. Je fais aussi tourner mes manuscrits parmi de nombreux pré-lecteurs, afin de trouver les passages un peu lents ou bien les descriptions ou les personnages aux motivations peu claires. Je réalise à la fois de l’art et un produit, qui doit être apprécié par beaucoup. Je vais écrire des choses compliqués ou beaucoup d’idées qui vont défier les lecteurs. Je ne veux pas que le processus soit trop difficile avec des erreurs que je pourrais éviter.

AH – Certains trouvent que la science-fiction est trop pessimiste. Il y a quelques années, Neal Stephenson a lancé le projet Hieroglyph qui vise à produire de la SF optimiste et vous avez contribué à l’anthologie produite par ce projet. Pourquoi la SF optimiste est importante pour vous ?

DB – Je ne suis pas un optimiste. Je sais que les humains sont grincheux, souvent méchants et que nous retombons dans le féodalisme – la forme de gouvernement la plus stupide qui soit – à chaque fois que l’occasion se présente (regardez les tendances récentes dans le monde et aux Etats-Unis). Mais parce que je sais tout cela, je suis ébahi par la civilisation incroyable, gentille, forte, intellectuellement stimulante et scientifique-artistique que les dernières générations ont construite. La première à encourager et récompenser l’autocritique, du genre que beaucoup de lecteurs ressentent, juste à l’instant, après avoir lu la phrase précédente. Cette critique nous aide à corriger tant d’erreurs que nos ancêtres prenaient pour acquises, comme le gâchis de talent due au sexisme, au racisme et à la classe sociale.

Pourtant, les probabilités ont toujours été contre nous ! Je suis ébahi que cette renaissance ait même eu la moindre chance.

Donc, je ne suis pas un optimiste, mais un « contrarien » ! Parce que tant de gens sont pessimistes, je suis obligé d’être optimiste dans la plupart des situations. Arrêtons de nous soumettre à l’instinct de troupeau ! C’est votre pessimisme qui m’oblige à parler de bonnes nouvelles, juste pour être différent du troupeau !

AH – Vous parlez régulièrement de ce que vous appelez la War on Science (la guerre de la science). Pouvez-vous résumer le problème, pour vos lecteurs du continent européen ?

DB – Il y a toujours une pression pour nous enfoncer dans le féodalisme. L’ennemi n’est pas le capitalisme qui est compétitif et simplement juste et ouvert. L’ennemi c’est cette partie de la nature humaine qui fait que certains aristocrates (pas tous) rêvent de restaurer le féodalisme. Ce sont eux qui rétablissent la « guerre des classes ». Afin de pouvoir se nourrir au cou de la classe travailleuse, ils développent la technique classique. Énerver la classe travailleuse à l’égard d’autres élites. Dans les années 1930, c’était les juifs. Aujourd’hui, ce sont les je-sais-tout : scientifiques, enseignements, médecins, économistes, journalistes…

Cela peut me faire passer pour quelqu’un de gauche. Ce que je ne suis pas. L’axe « gauche-droite » a été un outil pour nous lobotomiser politiquement et simplifier tout à l’excès en « camps » qui ne servent que les buts des démagogues. Ce qu’ils craignent c’est notre révolution contre le féodalisme (et ces versions du féodalisme appelées communisme et théocratie). Une révolution de réformes pragmatiques et aimables. De tolérance et de diversité, une révolution modérée sur le plan scientifique et militant.

AH – Comment y êtes-vous impliqué ? En tant qu’auteur de science-fiction ? Scientifique ? Ou juste en tant qu’être humain inquiet ?

DB – De toutes ces façons à la fois.

AH – Avec Greg Bear et Gregory Benford, vous êtes surnommées les Killer Bees (jeu de mot sur “abeilles tueuses” et les initiales de ces auteurs). D’autres auteurs peuvent-ils vous rejoindre ?

DBStephen Baxter et Vernor Vinge en sont aussi membres (le « V » sonne beaucoup comme un « B », si on a suffisamment bu).

AH – La société de la transparence est un thème que l’on trouve dans plusieurs de vos travaux de fiction et auquel vous avez aussi consacré un livre complet. Pourquoi est-ce important pour vous ?

DB – Le monde se remplit de lumière. Rien ne l’arrêtera et nous ne réussirons jamais à « cacher » nos informations aux élites. Mais pendant deux cents ans nous avons évité le féodalisme et la tyrannie par une méthode différente. Des citoyens qui regardent scrupuleusement leurs élites en retour. S’il doit y avoir de la lumière, alors nous devons tous faire usage de cette lumière pour nous protéger ainsi que notre liberté.

Heureusement, beaucoup ont trouvé des idées neuves pour y parvenir, dans The Transparent Society (La société transparente, titre de l’ouvrage de Brin).

AH – Y a-t-il un livre ou un auteur dont vous estimez qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur ?

DBAldous Huxley sera redécouvert. Il a vu juste sur beaucoup de choses. Robert Duncan Milne et John Boyd sont des prophètes sous-estimés. Octavia Butler est heureusement en train d’être redécouverte. Et il y a une renaissance de bons jeunes auteurs de science-fiction, comme Cixin Liu, qui montent en Chine.

3 réflexions sur « Interview de David Brin »

    1. La magie du net : il est assez facile de contacter des auteurs vivants un peu partout dans le monde. Ça facilite bien la tâche pour les blogueurs. 🙂
      Je ne sais pas encore si je ferai d’autres tentatives d’interviews. Il faut d’abord que je trouve suffisamment de questions pour que cela vaille la peine d’essayer de contacter un auteur.

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